D'accord, c'est peut-être une mauvaise idée. En fait, c'est certain que cette idée est mauvaise. Moi qui n'aime pas tellement les sensations fortes, je vais être servi. Déjà que je redoute le grand huit dans les fêtes foraines, là ce que j'apprête à faire offre beaucoup plus d'adrénaline, ce qui me terrifie assez. Bien sûr, jamais je n'oserais le dire à voix haute, question de fierté masculine. Je n'ai pas envie de passer pour un peureux de première catégorie, alors je fais comme si ça m'est égal de sauter dans le vie ou de planer à des centaines de mètres au dessus du sol. Le pire de tout je pense, c'est que j'ai le vertige. Encore une information honteuse à cacher. Quand j'étais petit, mes parents m'ont amené à l'accrobranche, je devais avoir neuf ou dix ans à tout casser. Ils croyaient alors me faire plaisir, certains que j'adorerais cette expérience dans les arbres, comme tous les autres gamins qui s'éclataient à ce jeu en hauteur. Bref, au début j'étais enthousiaste, je me comparais même à Tarzan ce qui faisait rire mon entourage. Après le début du parcours, je me suis rendu compte que je n'étais pas aussi courageux que Tarzan. Lui il n'avait pas peur d'être à 10 mètres de la terre ferme, il sautait de lianes en lianes sans sourciller. Moi, j'étais terrorisé. J'avais beau me répéter que j'étais attaché et que par conséquent il n'y avait pas de risques que je tombe, rien n'y faisait, je restais bloqué à la seconde plateforme. Le prochain échappatoire était assez loin, un moniteur pouvait me faire descendre mais je ne voulais pas faire d'histoires, alors j'ai continué. Pas vraiment quelque chose dont j'aime me souvenir puisque j'ai fini par pleurer accroché à mon tronc d'arbre comme à une bouée de sauvetage. Le fin mot de l'histoire, c'est que je ne suis jamais retourné à l'accrobranche, Dieu merci. Repenser à ça ne m'aide pas vraiment. Je sais qu'il faut que je prenne mon courage à deux mains, que plus de quinze ans se sont écoulés depuis cette fois où je me suis rendu compte de ma peur du vide, mais je ressens quand même de l'appréhension. Inspirant un grand coup, je me prépare en vitesse, décidant de ne voir que le bon côté : je vais revoir mon ami. Ça a été un des seuls à me soutenir à l'époque où je n'allais pas bien, et pour ça je lui en serais toujours reconnaissant. Il y a longtemps que je ne l'ai pas vu même si on communiquait, et j'attends avec impatience de pouvoir lui parler en cher et en os. J'arrive au lieu de rendez-vous, et il est déjà là, m'attendant. J'ai un peu de retard, ce qui est étonnant puisque j'aime être ponctuel. Je me dirige vers lui, et je prends la parole : «Hey ! Comment tu vas ? Alors, prêt pour la montée d'adrénaline ?» Je souris, essayant d'avoir l'air décontracté. Aidhàn a changé, et même si j'ai vu des photos récentes de lui ça me fait un choc.

«Hey comment ça va ? Je suis plus que prêt, là j’ai qu’une hâte pouvoir sauter.» Je ravale mon angoisse, ce n’est surtout pas le moment de paniquer. Une boule dans la gorge, je parviens tant bien que mal à garder mon sourire accroché sur les lèvres. Pour éviter de laisser la peur se frayer un chemin à travers mon esprit, je repense calmement à mes souvenirs en commun avec Aidhàn. On s’est connu alors qu’on était que des gosses, tous les deux aux collèges. A l’époque, j’habitais à Perth, et il était en vacance dans ma ville natale. J’étais déjà un gamin déprimé et mal dans sa peau, et il m’a tout de suite pris un peu sous son aile, me défendant quand il y avait besoin. Je n’aime pas trop me remémorer cette partie de mon passé, c’est toujours douloureux, comme une plaie qui n’a pas fini de cicatriser. Désormais, je pense à l’instant présent, et c’est tellement mieux, c’est ce qui permet d’avancer. Je regarde Aidhàn, lui aussi a changé depuis tout ce temps, et c’est bien normal. Bien sûr, il a vieilli, je crois bien que ça fait dix ans qu’on ne s’est pas vu vraiment, c'est-à-dire autrement que par webcams interposées ou par photos glissées dans nos lettres de correspondance. Son visage a mûri lui aussi, et j’ai un peu l’impression d’avoir un étranger devant moi, ce qui met mal à l’aise. Je me sens également ridicule d’avoir une pensée pareille, ce n’est pas parce qu’il a évolué physiquement qu’il n’agit plus de la même façon qu’avant. C’est toujours mon ami, de ce côté-là ça n’a pas changé, nous avons gardé le contact depuis tout ce temps ce n’est pas pour rien. Sortant enfin de mes pensées, je continue de sourire, manière de lui dire que je vais bien. Je sais qu’il comprend par ce petit geste, et j’imagine qu’il comprend aussi que malgré mon enthousiasme apparent en vérité je meurs de peur à l’idée de me jeter dans le vide. Je serre la main tendue de mon ami en guise de salutation, en espérant que ma poignée ne sera pas trop moite, preuve que je ne suis pas si rassuré que ça. «C’est parfait alors, j’espère que t’as pas trop mangé, ce serait dommage de gâcher un bon repas en le vomissant.» Je le taquine bien sûr, même s’il y a un peu de sérieux dans mes paroles. C’est vrai quoi, si on a trop mangé avant on risque de tout recracher, ce n’est pas le plus classe. «Sinon toi prêt aussi ?» Je me crispe un peu, mais je réponds tout de même, l’air de rien : «Ouais, de toute façon je pense que c’est un truc à faire une fois dans sa vie, j’ai pas envie de mourir sans avoir affronté la hauteur comme ça, tu vois ?» C’est vraiment ce que je pense, même si dans mon esprit c’est plus mitigé que ça, parce que ça fout quand même vachement la trouille. On va vers les équipements, et la pression monte de plus en plus tandis qu’on s’approche. «Au faite saut à l’élastique ou parapente ?» J’ai envie de répondre qu’aucun des deux ne me vont, que le mieux c’est d’aller dans un bar boire un coup, mais évidemment je me retiens. Je dis à la place : «Saut à l’élastique, pour faire le plein de sensations. » J’ai immédiatement envie de me baffer, sérieux je n’ai pas choisi le plus facile.