« Comme d'habitude » lança la jeune brune à l'égard du serveur du bar dans lequel elle venait d'entrer. Loin d'être une réelle habituée des lieux, elle n'y passait que rarement, en particulier lorsqu'elle venait de passer une journée assez longue et méprisable pourtant, à chaque fois, elle réclamait toujours le même et unique breuvage, ce pourquoi elle ne prenait d'ailleurs même plus la peine de passer sa commande dans les règles de l'art. C'était d'ailleurs à peine si, en la voyant franchir le seuil de la porte, le barman n'avait pas déjà commencé à sortir les bouteilles nécessaires à la préparation de son cocktail revigorant. C'est la tête lourde qu'elle vint s'installer sur un des tabouret présent face au comptoir. Les disputes incessantes et les réflexions de ses patients du jour ne cessaient de se répéter en boucle en son esprit, chose qu'elle supportait bien difficilement. Elle qui avait eu un passé amoureux assez médiocre, pourquoi avait-il fallu qu'elle s'entiche à devenir la conseillère attitrée de tous ces couples qui ne trouvaient rien de mieux que de se crêper le chignon à longueur de journée ? Parfois, elle avait envie de tout envoyer balader en recommandant à chaque couple insupportable de tout simplement divorcer... Mais était-ce réellement professionnel ? Probablement pas.

Déjà bien amochée par cette journée éreintante, les conversations bruyantes de toute cette population fraîchement sortie du travail lui devenaient là aussi de plus en plus insupportables. Cherchant à se plonger dans sa propre bulle pour oublier le reste, elle ne fut néanmoins pas au bout de ses surprises lorsqu'une mélodie qu'elle avait déjà entendu à de nombreuses reprises commença à retentir dans le bar. Journée pitoyable !. Laissant couler un instant ces quelques notes, son sang ne fit qu'un tour lorsqu'un deuxième extrait résonna à ses oreilles. « Changez de chaîne, par pitié ! ». Comme un cri tout droit sorti du cœur, la voix de la jeune femme s'élevait dans les airs, fatale et suppliante. Les ondes télévisées semblaient vouloir diffuser en boucle les derniers titres des Kangs, un groupe certes doté d'un talent phénoménal mais dont la moindre apparition tendait à l'énerver au plus haut point. Levant la tête pour supplier du regard le serveur qui se tenait, las, derrière le comptoir, son regard se figea malencontreusement sur l'écran. Vision insupportable de ces visages du passé. Et merde. Les coudes apposés contre le zinc du comptoir, elle laissa sa tête tomber violemment contre ses paumes de mains réunies. La migraine était proche, comme toujours. Le serveur, lui, semblait n'en avoir que faire de ses pénibles caprices de cliente effarouchée et ne bougeait pas d'un cil, préférant scruter les hommes dragueurs qui expérimentaient de nouvelles techniques au fin fond du bar. Soupirant bruyamment, elle s'empara furtivement du verre d'alcool qui avait été déposé face à elle quelques secondes plus tôt et en but ainsi la moitié du contenu, comme pour se donner la force de répliquer encore pour tenter de faire bouger ce serveur qu'elle jugeait d'ores et déjà d'incompétent. Se raclant alors la gorge comme pour enfin se faire remarquer, elle prit de nouveau la parole, d'un ton un peu plus prononcé : « Faut payer pour changer de chaîne ou c'est juste trop compliqué à faire ?! »

La journée n’avait pas été longue, en fait aj ne l’avait pas vu passer. Peut-être parce que la sienne avait commencée au milieu de l’après-midi, aussi – c’est ça de faire la fête un peu trop souvent. A la base, il avait imaginé qu’il se reposerait en rentrant de plusieurs années de travail intensif. Mais il se connaissait trop bien : hyperactif, il ne supportait pas de rester en place une seule journée, et voilà que maintenant il trainait à toutes les soirées de l’île, ou presque. Au fond, il n’avait pas vraiment changé et, entre le moment où il avait bouclé ses bagages pour les Etats-Unis, et celui où il avait finalement retrouvé son chemin vers son île natale, il lui semblait que rien n’avait changé. A part qu’au lieu d’être un jeune ados un peu paumé, il était devenu un jeune homme de vingt-cinq ans, sûr de lui & de ce qu’il faisait. Sûrement un peu trop d’ailleurs. Il avait l’impression d’avoir dormi quelque chose comme cinq mois maximum sur cinq années, et pourtant aujourd’hui, il ressentait un étrange besoin de faire la fête. Peut-être qu’au fond, sa nouvelle célébrité lui manquait. Car il avait beau s’en plaindre, regarder certaines personnes d’un mauvais œil, il ne pouvait nier cette évidence : il aimait qu’on le regarde. Il aimait qu’on l’aime. C’est peut-être un peu dans cet optique qu’il avait donné rendez-vous à cette nana, rencontrée la veille, et qui lui avait fait un sacré effet. Sauf qu’il fallait se rendre à l’évidence : elle ne viendrait pas.
Il a commencé sa soirée assit au comptoir, mais au bout de sept minutes il a fini par réaliser qu’elle s’était joué de lui – ou clairement foutu de sa gueule. Tant pis, jamais un Welsby aussi courageux ne se laisse abattre, et c’est finalement à une table, entouré de nouvelles connaissances que le jeune homme finit par raconter à quoi ressemblent les bars aux Etats-Unis, comment les nanas sont beaucoup plus ouvertes & quelles phrases ont lui sortait pour essayer d’obtenir son numéro. Les verres s’enchainent mais ça va, ça rigole, ça papote et ça se rend même pas compte que l’égo d’aj occupe la seule chaise libre autour de la table. Et alors, un petit détail le surprend d’un seul coup, et il relève la tête. La mélodie entre dans ses oreilles et son sang ne fait qu’un tour – bam, un premier sourire, à la demi-seconde où il réalise que s’il connait ce son, c’est parce qu’il l’a lui-même écrit. Il se tourne vers la télé et admire l’un de leur chef d’œuvre, et c’est comme si tout le monde, à cet instant précis, venait de se tourner vers lui en même temps avec des yeux pétillants. C’est alors qu’il entend cette plainte, et il lui suffit de relever la tête pour reconnaitre celle qui vient de la prononcer. Après tout, il a presque passé quatre années entières de sa vie à ses côtés… D’un signe de la main, il prie les autres de l’excuser, et rejoint la jeune femme au comptoir ; pourtant, elle n’est pas la première personne à qui il s’adresse. « Mademoiselle t’a demandé de changer d’chaine, c’est pas cool de tenir tête aux nanas, surtout une comme celle-là », affirme-t-il avec un drôle de sourire en coin. Il sait pas trop ce que son « une comme celle-là » signifie, au fond ça peut tout aussi bien être positif que négatif… Mais à vrai dire, il n’en a pas grand-chose à foutre. Un sourire aux lèvres & un mojito à la main, il se tourne finalement vers la jeune femme. Il ne s’installe pas tout de suite à ses côtés, allez savoir pourquoi. « Alors comme ça, tu n’supportes plus quand nos p’tites gueules d’australiens passent à la télé ? » Il sait pas trop s’il cherche à la provoquer ou si c’est juste sa façon à lui de débuter la conversation de manière peu conventionnelle. Ça fait une plombe qu’il ne l’a pas vu. Il avale une grande gorgé d’alcool, pestant encore contre ces putains de feuille de menthe au gout dégueulasse.