J'ai toujours été une enfant curieuse, gentille, douce. On parlait sans cesse de la petite Ogma, celle dont la vivacité étonnait et la spontanéité décrochait des sourires. Jusqu'à mes 18 ans, j'étais considérée comme une personne d'exception, qu'on admirait pour son ouverture d'esprit, son intelligence, sa sympathie. J'avais tout. Une maison, des études dans une école prestigieuse, des amis... On commençait à me connaître : mes écrits étaient de plus en plus lus, et mes peintures commençaient à faire parler de moi. Sinon je fumais trop c'est vrai, et l'argent que je me faisais en dealant n'était pas très net. Mais j'étais zen et je bossais bien. J'aurai pu être la plus heureuse des filles de Sydney, et la chance me souriait constamment.

Mais la voir comme ça me tuait. Prisonnière, prise au piège dans un cercle vicieux.
Ma mère.
Je l'observais discrètement, impuissante. Si vous saviez comme ça me faisait mal... Elle qui avait été si heureuse, la voir si désolée...
Quand mon père avait disparu dans la nature, celle-ci s'était mise à dépérir. Le fait qu'elle ne mange plus, qu'elle déteste son image, que la simple vue d'une cuillère lui rappelle des souvenirs déchirants.. Passe encore.
Les murmures malsains des voisins, voyeurs, fiers de pouvoir tromper leur routine quotidienne en débattant sur la petite quadragénaire dépressive du quartier... Passe encore.
Et même les nuits bercées de ses sanglots, étouffés tant bien que mal... Tout ceci n'était rien. Rien comparé à lui.
Marc.

Elle l'avait rencontré à la bibliothèque : ma mère avait toujours adoré lire. Ce fut tout de suite le grand amour. Marc était un homme respectable, à la vie exemplaire. Stable, consolateur, presque paternel. Du moins, c'est ce qu'il semblait être. En réalité, il ne se servait d'elle et ne la fréquentait que pour lui soutirer de l'argent et un toit. Elle était victime de ses sautes d'humeurs : lunatique, maniaque, violent, il imposait un enfer qu'elle se devait de subir avec le sourire. Bien sûr, il lui donnait aussi un peu de réconfort, quand elle pleurait un peu trop. Mais ce n'était qu'une illusion suffisante à faire oublier à ma mère qu'il était en fait un monstre.

J'aurais pu laisser ma mère dans cette situation qui, au fond, la satisfaisait. Lorsqu'on l'interrogeait à ce propos, la chère Mme Green répondait d'ailleurs que chacun avait ses défauts, et qu'ils étaient bien, au final, son Marc et elle. Mais je ne pouvais me résoudre à l'abandonner comme ça.
Elle, qui m'avait élevée seule, à qui je devais tant. Je pensais bien faire. C'était un être abject, dangereux, qui nous avait plusieurs fois menacé. Pourtant, sa mort n'avait fait que dégoûter ma mère et déclencher sa colère.

C'était une nuit. Un « accident ». Une cigarette tombée « malencontreusement » au sol. Le gaz encore allumé à cause des pâtes cuites quelques heures plus tôt. Ma mère ? Absente. Je lui avais offert un week end à Camberra, une conférence de bouquins.

A son retour, il n'y avait plus de maison, ni de Marc, mais que des cendres. Et à son retour, je n'avais plus de mère, mais qu'un visage horrifié. Un regard plein de haine envers moi, qui avait voulu l'aider. Moi qui n'avait fait que la tirer d'une situation dont elle s'était convaincue qu'elle lui plaisait, alors qu'elle ne faisait que la détruire.

C'est elle qui m'avait dénoncé aux flics. Sa propre fille. Et ainsi commença ma fuite.
Cela faisait 6 mois que j'errais, fantôme insaisissable, à travers le pays.
Et soudain, un coup de fil. Un homme, prétendant être mon père. Une adresse, entre Rockhampton et Brisbane. En vérité, il ne s'agissait que d'un traquenard pour m'attraper. C'était malin : ils étaient sûrs que j'y serais allée.
J'avais été piégée comme le renard qu'on enfume pour le faire sortir de sa tanière. Les volutes lui oppressant la gorge, la fumée l'aveuglant, l'obscurité le perdant. J'étais coinçée, sur un bateau à direction de Sydney. « On te ramène en taule » avaient-ils dit.

Pour autant, le renard n'est-il pas plus rusé que le corbeau ? J'avais profité d'une occasion pour m'enfuir. Comment ? Un magicien ne révèle jamais ses secrets. Alors j'avais quitté ce bateau et nagé. Je m'étais accroché à la vie. J'avais poussé l'eau sombre avec mes bras, luttant contre le courant qui prenait à chaque instant la forme de mon passé : me happant, m'appuyant la tête sous l'eau. Mais c'était une lutte pour la vie, pour un nouveau départ, et déjà se profilait la silhouette d'une île.

Straddie. C'est ainsi que l'avaient appelé les touristes allemands qui m'avaient recueillis à bord de leur jet ski, m'aidant à parcourir le dernier kilomètre de nage qui me séparait de la côte. Ce dernier kilomètre signifiait peut-être un nouveau départ.

Alors voilà. Sachez que j'aurai certainement beaucoup de mal à vous faire confiance. Peut-être aurez vous l'illusion que je suis avenante, mais n'oubliez pas : je suis seule. Où que je sois, je l'ai compris. Voilà deux semaines que je suis ici, et le calme semble cependant être revenu.
Peut-être pensent-ils que je suis morte.
Mais je ne suis pas morte, je veux vivre. Je veux croquer la vie, la bouffer à pleines dents, et s'il faut mordre quelques fesses au passage, je n'hésiterai pas.