« On a qu’à s’appeler le AJ crew ! » L’idée du siècle, franchement. ‘AJ Crew’ comme nom de groupe de rock, c’est vachement cool, quand même. « Euh, tu crois pas que tu prends assez d'place comme ça ? » Ca y est, Lach’ a parlé. Ca fait longtemps qu’AJ sait à quel point son pote déteste cette façon qu’il a de se croire supérieur à lui, et à toute la terre entière d’ailleurs. Mais c’est AJ, c’est trop tard, on le changera pas. Et d’ailleurs, voilà qu’il commence à s’énerver, parce que ça va faire deux bonnes heures qu’ils cherchent un foutu nom de groupe, sans rien trouver. « Bah merde hein, t’as qu’à bouger et trouver une idée, vu que les miennes te plaisent pas ! » Mais, de toute façon, si AJ n’aime pas l’idée, il n’acceptera jamais ; finalement, Lach’ sait que c’est plus ou moins peine perdue, car jamais ses idées ne plairont à son pote musicos. Tant pis, il se lance quand même. « Vas-y, on a qu’à s’appeler le Fight Club ! » Les yeux d’AJ, prenant en otage ceux de son ami, semblent lui demander ouvertement si c’est une blague. Apparemment non, ahah. « Fight Club ? Mais c’est vraiment de la merde comme nom ! Tu veux pas qu’on s’appelle Titanic aussi ? » Franchement, il l’adore son pote, mais parfois il est tellement con, ça craint. « C’est une putain d’idées ça, t’imagines même pas quel genre de fans on attirerait ! » Un éclat de rire, suivi de près d’un autre. Même dans leurs gros moments de manque d’inspiration, ils arrivent à trouver le moyen de se détendre et ça, ça fait toute la différence. « Ouais, et pourquoi pas Titamère aussi, hein. » AJ a toujours cette façon hautaine de répondre aux remarques de Lach’, même quand il les trouve drôle. Et alors, ce dernier s’empare de sa guitare, comme s’ils cherchaient depuis trop longtemps et qu’il était juste temps de faire de la musique sans se prendre la tête. « Ou Titagueule, allez. » D’autres éclats de rire résonnent, parce qu’au fond ils ont beau se parler comme des chiens, ils sont un peu les bestas de la terre entière quoi. Alors, Lach’ commence à gratter sa guitare, et AJ tape un rythme au hasard sur le rebord du truc pourri qui leur serre de canapé, dans le sous-sol de chez Lach’. « Un, deux, un deux trois quatre ! » Total impro. Comme d’habitude, finalement. S’ils ne trouvent pas de nom de groupe, au moins, ils auront de la bonne musique et ça, c’est déjà un bon début. Ou pas.


« Un contrat avec une maison de disques, putain de bordel de merde ! » Les deux mecs dansent dans leur foutu sous-sol ; il a un peu changé depuis le temps, s’emplissant de nouvelles guitares toutes plus belles les unes que les autres, d’ampli un peu plus gros, de plus de jack et d’une batterie un peu plus fournie. Mais au fond, c’est toujours les trois mêmes galériens qui font de la musique pour le plaisir, qui se prennent la tête pour des conneries et qui se réconcilient en se passant le joint. « Attendez les gars, c’est cool mais, j’crois qu’il faut réfléchir un peu avant d’dire oui. » Lach, au fond, ça a toujours été le plus intelligent des trois, et jamais il n’a fait quoi que ce soit sans y réfléchir au préalable. Et bam, sa lucidité frappe ses deux camarades qui se contentent de le fusiller du regard. C’est AJ qui prend la parole et, sans en douter plus d’une seconde, Lach’ sait qu’il n’aura jamais le dernier mot face à son pote. Au moins, il aura essayé. « T’es grave Lach’. Putain y’a combien de groupes à qui on propose d’aller enregistrer un album aux states ? T’en connais ? Moi pas, en tout cas. A part nous, on est des petits merdeux de cette ville pourrie qui n’existe sur aucune carte, bordel, c’est la chance de notre vie ! » Et pourtant, le merdeux en question reste sur ses gardes, trop peu sûr de lui. Bien-sûr que c’est cool d’enregistrer un album. Bien-sûr que c’est géant d’aller aux Etats-Unis. Mais il semble être le seul à réaliser que prendre une telle décision aura forcément des conséquences. D’énormes conséquences sur leur futur. « Sûrement ouais, mais on peut pas prendre ça à la légère, c’est trop gros justement, j’suis pas en train de dire qu’il faut dire non, juste que dire oui aujourd’hui aura des conséquences énormes sur nos lendemains et j’… » Il peut sentir la colère naitre dans les yeux d’AJ mais, pour une fois, il ose y faire face. En fait, il a toujours osé donner son avis à son pote, mais aujourd’hui, il va carrément plus loin en le défiant carrément. Mais il a son avis à donner sur ce groupe aussi, merde. « Okay, fais c’que tu veux mec. Si t’as l’intention de rester coincé ici à vivre une vie merdique, vas-y. Mais sache qu’on gâchera pas notre potentiel parce que tu flippes plus qu’une gonzesse pour te lancer là-dedans. » Bam, c’est tombé. Lach’ le dévisage comme s’il venait de se prendre la plus grosse baffe de sa vie dans la gueule. Bien-sûr qu’il va dire oui, qu’il bouclera ses valises direction les usa. Mais, au préalable, il les aura prévenus. Et que personne ne vienne dire le contraire, quand ils réaliseront à quel point tout ça, c’était beaucoup trop gros pour eux. Surtout à dix-neuf ans, à peine.


« Vous venez de passer presque deux ans sur les routes, est-ce que c’est pas trop, au bout d’un moment ? » Le sourire de la journaliste semble dire ‘dites-moi tout’, et pourtant ses yeux ne nagent que dans ceux d’AJ. Lach’ aurait dû être soûlé de cet intérêt constant que les médias portent au chanteur du groupe, mais il a fini par s’y habituer. Et même qu’aujourd’hui, il en profite un peu – parce qu’il n’est pas vraiment pisté dans la rue, quand il se balade tout seul. Parce que sa célébrité n’envahit pas sa vie… enfin, pas trop, trop quoi. « Plus de deux ans, ouais. Et c’est clair que c’est long, mais, au final, aller à la rencontre du public, les sentir en transe pendant les concerts, c’est génial. Alors même si c’est difficile de passer deux ans dans un bus et de dormir toutes les nuits à l’hôtel, on n’échangerait ça pour rien au monde. » Un immense sourire se dessine sur les lèvres de la nana, tandis qu’AJ termine son explication. Il l’a répété tellement de fois son texte, ça craint, putain. Les yeux de Lach’ se baladent d’un endroit à un autre de la pièce tandis qu’il réalise qu’il crève la dalle. Vivement que ce soit terminé, tiens. « Et une dernière question, donc… Après cette euphorie autour de votre premier album et surtout, cette première tournée, qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ? » Même un soupir d’agacement ne suffit pas à attirer l’attention de la journaliste vers Lach’. Souvent, il se demande pourquoi le reste du groupe est convoqué aux interviews, alors qu’AJ est le seul à parler. Et l’pire, c’est que son numéro de charme marche toujours, ça tue. « Bonne question ! On a envie de s’y remettre tout de suite, mais j’crois qu’une pause s’impose. On va sûrement prendre un peu de temps pour nous, rentrer à la maison retrouver nos familles et nos amis, sans pour autant en oublier les fans. Après, je dis ça tout en sachant très bien que dès que vous aurez quitté cette pièce, on va prendre nos instruments et créer quelque chose de nouveau ! » Sale mytho. Mais elle n’y voit que du feu, tiens. La suite, Lach’ ne l’écoute même plus, et c’est le plus passivement du monde qu’il sourit niaisement à la journaliste avant de lui serrer la main. Et elle dit ‘Merci à vous’. Mais t’as parlé qu’à lui, salope. Elle n’a même pas quitté la pièce qu’il s’éloigne déjà, sans un mot. « Lach’, tu vas où ? » Oh, la voix d’AJ, habituellement il la kiffe, mais là il n’en peut plus. « Bouffer un truc. Prendre l’air. » Il a besoin de s’éloigner de tout ça. Car, si la célébrité continue à l’étouffer comme ça, il va finir par péter un câble. Et ce sera le point de non retour qu’il ne peut se permettre. Pas maintenant, pas ici.